Le Mans, 3 heures du matin…
… Un bruit enfle dans la ligne droite des stands, faisant naître des frissons sur notre peau de spectateurs à moitié endormis, usés par une journée aussi longue que riche en émotions. Ce bruit se précise : deux V8 américains, cravachés jusqu’à leurs limites. Déjà, nous apercevons la lueur des phares, et d’un coup, à l’instant où surgissent les deux bolides, le son devient direct, énorme, prégnant. Une Cobra est aux prises avec une GT40 !
Elles sont en appui dans cette terrible courbe, avalée à une vitesse inouïe à la limite d’une adhérence que la raison nous fait estimer précaire. Pas loin de mille chevaux martèlent la piste mythique, maltraitant des pneumatiques d’un autre âge guidés dans la mesure du possible par des suspensions à l’avenant. Les héros sont là. Anonymes pour la plupart, à mille lieues des primadonnas d’une Formule 1 devenue si étrangère aux histoires humaines… Eux, ces titans apocryphes, harnachés dans leurs sièges, combattant leurs montures rétives plus que ne faisant corps avec elles, nous font don d’une part de leur existence pour nous replonger dans un temps où le risque était tel que chaque pilote voyait statistiquement son espérance de vie diminuer dès qu’il prenait le volant.
« Le sport automobile est un sport dangereux, faisons en sorte que ça le reste » a un jour déclaré un chef d’écurie, forcément Anglais, à une époque où les lauriers de la gloire étaient aussi épineux que la Sainte-Couronne. Le public tiré de sa torpeur s’est dressé comme un seul homme, gagné par un émoi indescriptible. L’admiration, probablement. La peur, sans doute. Cette frousse qui étreint l’assistance lorsqu’un funambule sans filet réalise une prouesse acrobatique à quinze mètres du sol. Ce mélange aigre-doux et si culpabilisant de vouloir du spectacle, d’espérer même être le témoin de ce que l’on appellera pudiquement « un fait de course » et d’envisager que « son » champion nous éblouisse par ses trajectoires merveilleuses ou son contrôle magistral d’une ruade plus forte que les autres, assurant son indiscutable suprématie... Et la pertinence de votre dévolu sentimental ; foutue vanité.
De concert, les deux frères d’armes sollicitent les freins déjà surmenés. Nul à part eux ne sait quel écart il peut y avoir entre la décélération escomptée, et celle effective. Ce que l’on voit, par contre, c’est que le nez de la Ford se porte à la hauteur de la Cobra. Entre princes du tumulte, nul doute n’est permis : la porte restera ouverte. La Cobra lèche la GT40 des flammes exhalées furieusement par ses échappements latéraux béants. L’intimidation marcherait-elle ? La Ford ne baisse pas les bras, et le dévers de la chicane Dunlop se présente comme s’il voulait arbitrer l’infernal débat. Les deux pilotes se disputent un point de corde qui semble soudain aussi facile à conquérir que l’Eiger par sa face nord. Là où d’autres, tels que votre serviteur, seraient en perdition, eux, jouent du pied droit autant que des mains pour se rapprocher au maximum d’une trajectoire idéale. Négociation ; c’est bien le mot qui vient à l’esprit, comme si nous étions soudain conviés à la table d’un Grenelle du chronomètre.
Le point de corde est passé, à deux de front. Le plus difficile reste à faire : retrouver la moitié gauche de la piste, car à quelques dizaines de mètres un autre virage est déjà là ! Les deux montures changent d’appui, semblant un court instant légères comme des chevaux au galop. Les voilà à nouveau en contraintes, et le vif balancement qui leur fût ordonné par leurs cornacs se doit, difficulté supplémentaire, d’être canalisé. La montée vers la passerelle Dunlop qui ferait ahaner péniblement bien des automobiles contemporaines ressemble pour elles à une rampe de lancement des « Stalinorgeln ». L’effroi suscité par le bruit douloureux renforce l’aspect balistique de la chose et nous sommes presque soulagés de les voir disparaître derrière ce monticule.
112,50 mètres, la longueur d’un terrain de football. 1 seconde, c’est le laps de temps que nos bonnes âmes de la Prévention Routière considèrent nécessaire à un être humain normalement constitué pour réagir à un événement. 112,50 mètres par seconde, soit 405 Km/h, c’est la vitesse jadis atteinte par le plus véloce sur ce circuit, à deux pas de l’endroit où nous avons perdu de vue nos bretteurs enragés… La témérité a beau se nourrir d’une foi en sa Bonne Étoile, il n’en reste pas moins qu’avaler les Hunaudières à ces allures doit nécessiter une approche intellectuelle et humaine comparable à celle qui anima jadis les grands explorateurs des océans, des terres et des airs.
Vivement le prochain tour…
Ophélie, tu es mon rêve défendu... Mon seul tourment et mon unique espérance... Tu es pour moi la seule musique qui fit danser les étoiles sur les dunes...Si tu n'existais pas déjà je t'inventerais...
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